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De l’explosion créative à la standardisation de l'espace public

De l’explosion créative à la standardisation de l'espace public

Peut-on alors parler d’effets de mode dans les espaces publics contemporains ? 

Sonia Curnier nuance cette hypothèse : « Je parle plutôt de phase d’expérimentation. Dans les années 80-90, on a piétonnisé beaucoup de centres historiques. Les espaces publics demeuraient discrets, cherchant encore à mettre en valeur le cadre bâti environnant. Fin des années 90, on a commencé à s’intéresser aux lieux oubliés, qui avaient peu de caractère ou de substance à la base et qui nécessitaient donc un changement plus radical. Cette quête de rupture apparaissait de façon très présente dans les cahiers des charges de concours qui appelaient explicitement à créer des espaces spectaculaires, des phares et des icônes rayonnants pour attirer le public. On a ainsi attribué une valeur salutaire aux aménagements d’espaces publics. Dans le même temps, les municipalités avaient de moins en moins prise sur leur développement. Les espaces publics, eux, restaient en leur pouvoir total, et devenaient de parfaits supports au marketing urbain et aux visions plus politiques. Tout cela a permis d'ouvrir un véritable champ d’expérimentation. On a encouragé les concepteurs à oser, à se lâcher. La créativité s’est exprimée comme jamais auparavant. Et puis on a commencé à s’extasier, et cela relève de l’effet de mode, et à publier massivement des images de ces projets. Internet a permis de diffuser ces nouveaux aménagements, tels des catalogues d’espaces publics livrés sans regard critique au public. Les références se sont diffusées largement. Jusqu’à une certaine standardisation. »



Boulevard piétonnier du centre, Bruxelles
Boulevard piétonnier du centre, Bruxelles

L’importance de l’ancrage local

De cette période d’expérimentation, la chercheure retient des effets positifs avant d’évoquer des effets pervers. « On a vu naître des lieux singuliers et très différents, cherchant à créer des émotions et des sensations, des "expériences urbaines" comme on dit. Pour la première fois, on a aussi tenu compte des usagers des espaces publics, dans toute leur diversité. La discipline de la conception des espaces publics s’est considérablement enrichie. L’effet pervers se ressent davantage dans le manque de contrôle de cet élan créatif. On a aménagé des espaces publics au coup par coup. Les projets se voulaient toujours plus spectaculaires que les précédents. Les autorités publiques ont peu arbitré, agissant en fonction d’opportunités et avec l’échéance temporelle du mandat politique. Un manque de vision d’ensemble et de stratégie à long terme s’est fait sentir… » Sonia Curnier déplore que des espaces publics hors-sol, dénués d’ancrage local aient alors vu le jour ; tous si volontairement singuliers qu’ils produisent, à l’échelle d’une même ville, un effet de patchwork, plutôt qu’un ensemble cohérent.



Plaidoyer pour une puissance publique visionnaire

Dans ce contexte, de quelle manière une collectivité peut-elle aujourd’hui s’emparer de l’aménagement d’un espace public ? Une bonne partie de la solution réside, pour la chercheure, dans la solidité de la vision qui va être portée. « La puissance publique doit impérativement se questionner. Quel est le rôle de cet espace public au regard des autres espaces du territoire ? Quelles sont les fonctions attendues de lui ? Où débute-t-il, où s’arrête-t-il ? A quels autres lieux est-il connecté et de quelle manière ? A quelle échelle va-t-il fonctionner, celle du quartier, celle d’une agglo ? Quel est le contexte social de cet espace ? A quels usagers s’adresse-t-on et comment les prend-on en considération ? Quelles sont les caractéristiques contextuelles qui doivent être mises en valeur par le projet ? Quels sont les espaces publics de demain ? La collectivité doit en débattre largement, pourquoi pas avec les habitants, avant d’élaborer le cahier des charges et de passer à la phase de concours pour des projets plus ciblés. »

L’écueil à éviter étant celui d’une solution plaquée sur un périmètre défini, vendue par « une forte manipulation des images et des discours ». Une idée séduisante pour l’élu qui doit sans cesse démontrer qu'il agit... et pour l’opinion publique qui se laisse convaincre. D’où l’importance d’apporter au plus grand nombre des arguments critiques permettant d’alimenter un débat éclairé sur la question.




Une nouvelle ère placée sous le sceau de l’écologie et la santé

Si la créativité débridée a été la marque de fabrique des espaces publics de ce début des années 2000, Sonia Curnier constate aujourd’hui l’avènement d’une nouvelle phase d’aménagement des espaces publics, sans doute davantage porteuse de sobriété. Le contexte environnemental et le confort climatique des lieux émergent clairement dans les préoccupations des concepteurs, dont les équipes pluridisciplinaires s'adjoignent de plus en plus souvent les services d'écologues. « Pour composer une place, on va ainsi s’intéresser à la direction des vents pour protéger les passants, au soleil pour éviter la création d’îlots de chaleur… Par ailleurs, les grands enjeux environnementaux urbains, tels que la gestion des eaux de pluie, la biodiversité ou encore la pollution de l’air, commencent enfin à devenir centraux dans la manière dont on repense ces lieux », indique la chercheure.

Autre tendance naissante : la santé. « On prend conscience du rôle majeur que peuvent jouer les espaces publics face aux défis de santé publique : sédentarité, obésité, santé mentale, etc. On va sans doute assister à davantage de dialogues entre les spécialistes de la santé et les concepteurs dans les années à venir. La pandémie va peut-être accélérer cette tendance, tout comme elle a fait émerger le besoin d’espaces publics de proximité, à quelques minutes à pied de chez soi. »


L’usage banal et quotidien reprend du galon

Avec le Covid-19, les espaces publics à vocation de rayonnement touristique positionnés dans le champ de la compétition territoriale ont perdu de leur intérêt. « L’usage quotidien, banal et commun reprend du galon. Les espaces publics à petite échelle, dans les quartiers résidentiels sont en vedette. L’aspect temporaire, adaptable, prend une importance nouvelle : ces aménagements vus pendant la crise sanitaire contribuent à rendre la ville vivante – comme les terrasses de café autorisées à s’étendre un temps donné sur l’espace public –, à faciliter la mobilité – comme les coronapistes… Et puis la nature, le besoin de nature, explose ! Or il fallait jusqu’à présent beaucoup de volonté politique pour imposer ce type d’espaces publics. »


[Source : L'auteur => Journaliste spécialisée dans les questions urbaines, Vanessa Delevoye est la rédactrice-en-chef d'Urbis le mag. extrait de la'article https://www.urbislemag.fr/index.php?page=blog_lire&id=60 ]

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